Quarantième anniversaire du 10 mai 1981. Sans doute un non anniversaire. Tous ces jeunes militants qui lui tendront une rose sur son passage de la rue Soufflot au Panthéon quelques jours plus tard, que ne montreront pas les caméras. Lui ? Oui François Mitterrand. Prononcer "ter-rand" et non "trand", surtout ! Comme un autre François me remit à l'ordre dans un taxi quand j'avais dit "Bai-rou" et non "Baille-rou". Le sens du terroir et l'idée qu'on fait un avec au point qu'au final on finit par être son incarnation.
Ecrire ? Je pensais que tout avait été dit de tout temps et qu'il fallait attendre que tout ait été brûlé. Non pas pour brider la liberté mais pour la faire renaître. Erreur ! L'oubli des mots répétés débouche sur ce fameux oedipe de l'inconscient collectif pour finir par devenir oedipe spirituel.
Ecrire donc malgré tout.
Mitterrand, personne n'en a jamais pris la mesure. Pas plus que celle de Bonaparte où germe déjà Napoléon ou celle du Lieutenant-colonel où s'épanouit déjà le futur général.
Passé à une forme romantique de la résistance pour l'amour distant de Danielle dont la famille s'était réfugiée chez les Bérard-Quélin, sa phénoménale mémoire lui a permis de jouer toutes les pièces, théâtrales, celles de la vie politique, avec génie. Lors du congrès de Nantes du parti socialiste, en juin 1977, alors que les proches flairaient déjà le parfum d'une future victoire, mon père, Charles comme je disais et dis encore, m'invita à rejoindre la table du déjà "président" dans un des grands restaurants du lieu.
Pas peu fier que l'un de ses fils ait malgré une éducation qui tenait plus aux femmes - mère, grand-mères, grand-tante, compagnes successives du père et amours de jeunesse - qu'à lui-même, soit premier secrétaire d'une fédération de bon calibre et premier adjoint d'une ville de 30.000 habitants, membre du comité directeur et du bureau national de surcroît.
François Mitterrand était venu à Créteil dans ma fédération qu'il connaissait bien pour m'avoir personnellement demandé de s'opposer à l'investiture d'un fidèle de Pierre Mauroy et imposer Laurent Cathala, brancardier à l'Hôpital Mondor, venu de l'Alliance des Jeunes pour le Socialisme, ou AJS, clairement situé à l'extrême gauche et participant au service d'ordre du parti. Crêve-coeur. Déjà.
Le nom Hernu m'avait-il servi ? Sans doute pas.
Le future maire de Clermont-ferrand, Roger Quilliot, professeur à l'Université, m'avait enrôlé en 1968, bien avant le congrès d'Epinay, dans un club d'éducation populaire alors puissant, le Club Léo Lagrange. Ce qui m'avait conduit une fois à Paris rue Cadet puis rue de Provence auprès de son secrétaire général Pierre Mauroy. C'est ainsi qu'en 1973 je m'étais retrouvé candidat aux élections législatives face à Georges Marchais lui-même parachuté dans la première circoncription du Val de Marne. Pierre Mauroy avant de devenir maire de Lille avait été conseiller municipal de Cachan où il me fit belle place pour me former à la vie militante que clairement je ne connaissais pas !
Je devais tout à Pierre Mauroy pour qui j'éprouvais de l'admiration même si j'étais à cent lieues de son socialisme ouvrier et populaire. Ma fidélité sera un jour cher payée car François Mitterrand se pensait propriétaire de tous ceux qui l'approchaient.
A la table du seigneur se trouvaient donc Roland Dumas avec qui j'avais travaillé à la demande de mon père, Roger Hanin et son épouse, Danièle Mitterrand, Charles Hernu et quelques amis très proches. La vraie cour, enjouée, inconditionnelle, fidèle et au-dessus des contingences du parti, en apparence du moins.
On conversait sur la mémoire et les moyens de l'entretenir.
François Mitterrand expliqua que chaque matin il apprenait par coeur quelques vers de Chateaubriand et relisait le palmarès des dix premiers arrivés de chaque tour de France depuis sa création. Roland Dumas son complice depuis le stalag s'avisa de le mettre à l'épreuve. Le "président" répondait sans difficulté devant une table médusée et mon père en rajoutait, attitude en fait guoguenarde qui m'a toujours un peu énervé.
Danièle n'était pas dupe sauf que la mémoire du premier secrétaire président était vraiment colossale. Il connaissait par coeur quelques discours célèbres, par coeur mais aussi avec intelligence c'est à dire avec la capacité d'en suivre la trame pour l'emplir des contingences du moment.
François Mitterrand a tout de suite compris que j'étais d'un autre monde. Economiste formé à, dit-on, la meilleure école du moment, l'ENSAE, timide comme lui mais n'ayant pas usé du culot monstrueux qui lui permettait de surmonter cet état, gêné d'accompagner mon père et de jouer la comédie du fils qui en fait n'avait pas sa place dans cet aéropage, j'ai senti qu'un fossé immense nous séparait.
Quand l'heure des choix fut venu, plus tard, j'ai compris ce que le mot "politique" voulait dire de sacrifice, de renoncement, parfois d'abaissement.
Mon père fut admirable dans l'art de plaire au Prince dans la fidélité sans (trop) se trahir soi-même. Je ne l'ai jamais pu même si j'avais une autre qualité que le chef n'avait peut-être pas ou il le cachait bien.
J'aimais les gens.
(P.H. 15 mai 2021)
Photo - Présentation d'une partie du programme dans un meeting à Créteil (1976)